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Silence mental et attention non-intentionnelle dans l’apprentissage transdisciplinaire


Extraits de Pascal Galvani (2020) « Autoformation et connaissance de soi » Chronique Sociale


L’acte d’apprendre ou de se former implique une dialectique entre la forme déjà acquise (savoirs et expériences mémorisés) et le vide de l’ouverture à l’inconnu. L’apprentissage est trop souvent réduit à sa dimension d’accumulation de connaissances. Mais l’apprentissage cumulatif ne rend pas compte de nos expériences de transformation. L’apprentissage transformateur implique d’une certaine manière le vide et le potentiel. Sans cette dimension trans-disciplinaire qui nous trans-porte à travers et au-delà du connu, l’apprentissage se réduirait à l’accumulation de connaissances et au conditionnement.

Apprendre quelque chose de nouveau ou laisser émerger une forme nouvelle implique une négation, un dépouillement des savoirs et des formes connus. L’exploration des expériences de trans-formation au cours de plusieurs programme de recherche-action montre comment les moments les plus significatifs de l’expérience vécue sont souvent caractérisés par une forme de conscience vide de contenus (Galvani, 2005, 2006a, 2006b).

Tout le paradoxe du moi humain est là : nous ne sommes que ce dont nous avons conscience, et pourtant nous avons conscience d’avoir été plus nous même dans les moments précis où, nous haussant à un niveau plus puissant de simplicité intérieure, nous avons perdu conscience de nous-même. (…) Plus une activité est intense, moins elle est consciente. (Hadot, 1997)40

Les moments d’apprentissages transformateurs semblent bien lié à une capacité de suspension des préjugés et des intentions égocentriques autant qu’a une attention silencieuse.

1 Réfléchir et comprendre l’expérience en formation

Deux éléments sont apparus essentiels au cours des recherches :

Ø le retour réflexif personnel sur l’expérience,

Ø la mise en dialogue collectif des interprétations.

La première étape consiste à opérer une boucle réflexive sur l’expérience.



Figure 1 : La boucle réflexive

Le retour réflexif sur l’expérience peut prendre différentes formes : histoires de vie, récits de pratiques, journal de bord, entretien d’explicitation, etc. Ce retour réflexif implique un travail de prise de conscience et de description du vécu de l’expérience[1]. Il s’agit d’une approche phénoménologique. Le mot phénomène signifie ‘ce qui apparaît’. Parler d’approche phénoménologique signifie qu’il s’agit de décrire (logos) le phénomène tel qu’il apparaît (le vécu subjectif de l’expérience) (Depraz, Varela, & Vermersch, 2003; Vermersch, 1996).

Le second mouvement fondamental consiste à partager les expériences vécues dans un groupe de dialogue de dialogue compréhensif (Bohm, 1996).







Figure 2 : La mise en dialogue intersubjectif

Le terme dialogue signifie ici que l’objectif du groupe de dialogue est de « se comprendre » entre nous (inter-subjectivement) et soi-même (intra-subjectivement) (Bohm, 1996; Gadamer, 1996; Grondin, 2007). Le dialogue se distingue donc des pratiques plus habituelles de discussion ou de débat où l’on cherche au contraire à « se convaincre ». Il s’agit d’une approche herméneutique. Le terme herméneutique signifie interprétation et compréhension. Le dialogue herméneutique en groupe permet d’explorer les multiples compréhensions de l’expérience. Le partage des différentes interprétations et la compréhension de leurs différences permet la prise de conscience et la décentration des préjugés et des conditionnements à travers lesquels chacun a construit sa propre expérience. L’apprentissage transformateur suppose en effet un double processus d’émancipation autant des conditionnements socio-culturels hérités que des préjugés construits par la mémorisation des expériences personnelles.

Au cours des recherches précédentes nous avons pu identifier trois niveaux de réalité de l’expérience vécue : le niveau pratique, le niveau de l’imaginaire symbolique et le niveau de l’abstraction conceptuelle (Galvani, 2002). En s’inspirant de Korzybski (Korzybski, 2007) on peut distinguer au moins 5 niveaux :

1. Le niveau du fait dans sa réalité, la chose ‘en soi’

2. Le niveau de la perception sensori-motrice du fait. Cette perception n’est pas une pure réception de la forme dans la conscience. Les neurosciences estiment qu’elle est déjà pour 80% une construction du système neuronal (Varela, Thompson, & Rosch, 1993).

3. Le niveau affectif qui relève des émotions associées à la perception.

4. Le niveau des associations symboliques qui donnent sens aux formes de l’expérience (Durand, 1969; Galvani, 1997)

5. Le niveau du langage dans et par lequel le sujet met en récit (Ricoeur, 1986) interprète nomme et découpe la globalité de la réalité vécue.

Dans l’attitude naturelle nous avons tendance à confondre le niveau 1 et le niveau 5 sans prendre conscience des filtres des inférences et des réductions opérées aux différents niveaux intermédiaires. De plus, la perception de l’expérience vécue est aussi profondément réduite et conditionnée par l’intentionnalité du sujet, c’est à dire les buts qui motivent son inter-action avec l’environnement. La prise de conscience des influences du langage, du conditionnement culturel et de l’intentionnalité sur notre perception et notre compréhension de l’expérience vécue est l’enjeu essentiel d’une formation trans-disciplinaire.

L’apport majeur de la phénoménologie est ici de permettre de ‘suspendre’ cette intentionnalité dans un travail réflexif sur ‘l’apparaître du phénomène’. La suspension de l’intention permet de prendre conscience de multiples aspects de l’expérience vécue qui sans cela resteraient pré-réfléchis (Vermersch, 1996).

3 La conscience intentionnelle verbale comme configuration de soi et du monde

Pour la phénoménologie, toute expérience est configurée par la conscience intentionnelle. Celle-ci sélectionne, et juge sans cesse, les éléments de l'expérience, en fonction de leur utilité pour le maintien de l'organisation physique et psychologique du sujet. Ce mouvement intentionnel de la conscience constitue le sujet en même temps qu’il isole certains éléments de l’environnement comme des objets désirables ou indésirables.

Cette réflexion dans et sur l'action (Schön, 1994) se prolonge dans une construction identitaire à travers la mise en récit des expériences vécues (Ricoeur, 1986, 1990). Sur le plan cognitif, Varela et Maturana identifient ce mouvement comme un processus de nomination des régularités signifiantes pour le sujet dans son interaction avec l’environnement. Cette théorisation de l'expérience se stabilise ensuite dans les interactions sociales, jusqu'à devenir un savoir reconnu, une vision du monde socialement partagé et transmise, qui, à son tour, configure la perception des sujets dans une tradition (Gadamer, 1996).

L’ensemble des régularités propres au couplage d’un groupe social constitue sa tradition biologique et culturelle (...). le monde que chacun peut voir n’est pas le monde mais un monde que nous faisons émerger avec les autres. (Maturana & Varela, 1994, pp., p.236-239)

Réfléchir l’expérience implique de suspendre cette intentionnalité et le dialogue intérieur qui reconstruit sans cesse l’expérience en fonction des conditionnements et intentions du sujet. Cela suppose d’une part la suspension de l'intention et du jugement dans la perception de l'expérience ; et d’autre part la suspension des connaissances accumulées sous forme de récits que chacun a déjà sur son expérience.

La perception utilitaire que nous avons du monde dans la vie quotidienne nous cache en fait le monde en tant que monde. Et les perceptions esthétiques et philosophiques ne sont possibles que par une transformation totale de notre rapport au monde : il s'agit de le percevoir pour lui-même et non plus pour nous. (Hadot, 2002, pp., p.149)

Tout l'enjeu de l'exploration phénoménologique de l’expérience réside dans la suspension de cette conscience intentionnelle qui fait co-émerger l'expérience et le sujet. Cette prise de conscience offre la possibilité du surgissement d'une nouvelle perception, d’une nouvelle intuition de sens, d’une nouvelle co-émergence de soi et du monde.

4 Suspension de l’intention et attention non-verbale au cœur des moments intenses

Dans les ateliers de recherche-action, la description des expériences d’apprentissages transformateurs montre que l’évènement de la compréhension jaillit dans les moments où la conscience discursive et l’intentionnalité du sujet sont suspendues. Le déploiement d’un geste réussi nécessite une attention silencieuse. Les sportifs de haut niveau, les musiciens, ou les praticiens des arts martiaux, savent bien que le contrôle de la pensée et l’intention de réussir, sont des obstacles au déploiement du geste efficace. Dans les groupes d’analyse de pratique on peut voir que l’action efficace et créative émerge lorsque les praticiens sont absorbés par l’attention à l’évènement. Le geste efficace et ajusté aux changements de l’environnement, émerge toujours dans une attention globale, non-fragmentée. Une attention fusionnelle, sans distance entre le sujet et l’objet. Une perception qui n’est pas déformée par l’intention de réussir ou la crainte d’échouer. Paradoxalement, les moments où l’action est la plus originale et créatrice sont des moments de silence de la pensée, des moments vide d’intention et d’intérêt propre à l’agent.

5 Apprentissage transdisciplinaire et connaissance de soi

Une pédagogie de l’apprentissage transdisciplinaire doit explorer le processus même de la prise de conscience et de l’ouverture à l’inconnu. L’exploration phénoménologique de l’expérience vécue est une prise de conscience de l’interaction entre soi et un élément de l’environnement. Quel que soit le phénomène envisagé, qu’il s'agisse d’un coucher de soleil, d’une expérience ou d’une émotion, son exploration implique pratiquement plusieurs mouvements : un mouvement de suspension (épochè), la conscience intentionnelle ordinaire, un mouvement de lâcher prise et un mouvement de laisser advenir (Depraz, Varela, & Vermersch, 2000). La prise de conscience de l’expérience dépend de la capacité à suspendre l’intentionnalité utilitariste égocentrique qui domine nos rapports aux autres, aux choses et à nous-mêmes.

C'est une constante observation de tout, de chaque pensée, sentiments et actes à mesure qu'ils surgissent en nous-mêmes. (...) Être lucide c'est comprendre les activités du moi, du "je", dans ses rapports avec les gens, avec les idées, avec les choses. (...) c'est ce que vous faites tous lorsque quelque chose vous intéresse (…). Vous observez sans condamnation, sans identification. (Krishnamurti, 1967, pp., p.192)

Comprendre c’est alors se comprendre dans la réflexion de son expérience et dans le dialogue. Il ne s’agit pas d’imposer à l’expérience nos propres cadres de compréhension ou nos savoirs passés mais au contraire de s’exposer à l’expérience et au dialogue pour recevoir les significations qu’ils produisent en soi. Le miroir réfléchissant de l’expérience et du dialogue peut alors devenir le lieu de la compréhension de soi et de l’émancipation des préjugés (Ricoeur, 1986) 117. Alors ce n’est plus l’interprète qui donne sens à l’expérience, mais c’est l’interprète qui est révélé à lui-même par les significations que l’expérience instaure en lui.


Bibliographie

Bohm, D. (1996). On dialogue. London New York: Routledge.

Depraz, N., Varela, F., & Vermersch, P. (2000). La réduction à l'épreuve de l'expérience. Études phénoménologiques, numéro 31-32(Maurice Merleau-Ponty).

Depraz, N., Varela, F., & Vermersch, P. (2003). On becoming aware, advances in consciousness research. Amsterdam Philadelphia: John Benjamins Publishing Company.

Durand, G. (1969). Les structures anthropologiques de l'imaginaire. Paris: Dunod.

Gadamer, H. G. (1996). Vérité et Méthode, les grandes lignes d'une herméneutique philosophique. Paris: Seuil.

Galvani, P. (1997). Quête de sens et formation : anthropologie du blason et de l'autoformation. Paris Montréal: L'Harmattan.

Galvani, P. (2002). A Autoformação, uma perspectiva transpessoal,transdisciplinar e transcultural. In CETRANS (Ed.), Educação e transdisciplinaidade (Vol. 2). São Paulo: Universdad São Paulo, Escola de Futuro, Triom, Unesco.

Galvani, P. (2005). Pour une phénoménologie herméneutique des moments d'autoformation : Une démarche transdisciplinaire de formation-recherche-action. Tours: Université François Rabelais, mémoire d'Habilitation à Diriger des Recherches.

Galvani, P. (2006a). L'exploration des moments d'autoformation : prise de conscience réflexive et compréhension dialogique. Éducation Permanente : L'autoformation actualité et perspectives(168), 59-73.

Galvani, P. (2006b). La conscientisation de l'expérience vécue : ateliers pour la recherche formation. In B. Hélène & B. Courtois (Eds.), Penser la relation expérience-formation (pp. 156-170). Lyon: Chronique Sociale.

Galvani, P. (2020). Autoformation et connaissance de soi, Chronique Sociale.

Grondin, J. (2007). L'Herméneutique. Paris: PUF.

Hadot, P. (1997). Plotin ou la simplicité du regard. Paris: Gallimard.

Hadot, P. (2002). Exercices spirituels et philosophie antique. Paris: Albin Michel.

Korzybski, A. (2007). Une Carte n'est pas le territoire. Paris: de L'Éclat.

Krishnamurti, J. (1967). De la connaissance de soi. Paris: Le courrier du livre.

Maturana, H., & Varela, F. (1994). L'arbre de la connaissance. Paris: Addison-Wesley.

Ricoeur, P. (1986). Du texte à l'action, essai d'herméneutique II. Paris: Seuil.

Ricoeur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Paris: Seuil.

Schön, D. (1994). Le praticien réflexif, à la recherche du savoir caché dans l'agir professionnel. Montréal: éd Logiques.

Varela, F., Thompson, E., & Rosch, E. (1993). L'inscription corporelle de l'esprit : Sciences cognitives et expérience humaine. Paris: Seuil.

Vermersch, P. (1996). L'entretien d'explicitation. Paris: ESF.


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